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Mais si Pierrot semble se plaire dans cette liberté naïve65, cet univers utopique et Rousseauiste, Marianne par contre semble regretter «l'Europe aux anciens parapets»: «Qu'est-ce que j'peux faire, chais pas quoi faire...». Car là où Rimbaud était seul, Ferdinand est accompagné de son contraire, complémentaire en la personne de Marianne: il est «les mots» et elle, «les sentiments». Marianne demeure cette Ariane mi-libératrice mi-haleur. Lorsqu'elle désire quitter cette vie à l'état naturel, elle crie à Pierrot: «C'est le même prix. Prix, Uniprix, Monoprix.: Moi aussi je sais faire des alexandrins». Elle revient ainsi à la publicité aliénante, celle qui différencie l'affranchi Pierrot sur la côte d'azur du touriste «esclave moderne» tel qu'il le définit dans son journal. La troisième des citations successives est encore plus intéressante: «La vraie vie est ailleurs» n'est pas, en dépit des apparences, la citation exacte de Rimbaud qui est en réalité «La vraie vie est absente.». En opérant cette modification, Godard rend sa véritable signification à cette réflexion de Rimbaud, perdue dans une lecture contemporaine erronée. Le lecteur actuel confond absente et inexistante, mais, en fait, Godard rejoint (volontairement ou non) Rimbaud, excellent latiniste, pour qui l'«ab-sent» est celui qui est loin, mais qui est. L'«Ailleurs» de Godard est donc équivalent: La «vraie vie» existe mais pas ici, ailleurs, dans un ailleurs peut-être inaccessible mais dont on pressent l'existence. Et c'est vers cet Ailleurs que voyagent Rimbaud, Ferdinand et Godard. Et, plus que cet Ailleurs, c'est leur voyage vers cet Ailleurs que Rimbaud, Godard ou Ferdinand (Griffon et Céline) décrivent, ainsi Pierrot écrit (ou emprunte?):

«Au fond, la seule chose intéressante, c'est le chemin que prennent les êtres. Le tragique, c'est qu'une fois qu'on sait où ils vont, où ils sont, tout reste mystérieux».

Et, si l'Ailleurs est recherché c'est pour atteindre enfin la «vraie vie», celle du poète.

Godard, dans les phrases fondamentales prononcées par Ferdinand imitant Michel Simon, définit sa démarche:

«J'ai trouvé une idée de roman [de film]. Ne plus décrire la vie des gens mais seulement la vie, la vie toute seule ; ce qu'il y a entre les gens, l'espace, le son et les couleurs. Je voudrais arriver à ça. Joyce a essayé, mais on doit pouvoir...pouvoir faire mieux.»

Ainsi que nous l'avons suggéré dans le rapport entre la vie et l'oeuvre chez Rimbaud, Godard tente de faire de son oeuvre une représentation de la vie, comme Joyce semble-t-il, mais aussi comme Velasquez ainsi que le remarque Elie Faure dans les extraits lus par Pierrot:

«Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux, qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n'interrompt la marche...».

La vie est alors enfin présente, annoncée dès la première image, le premier flash qui suit la libération : de l'enseigne au néon «RIVIERA» se détache le «VIE» central par sa couleur blanche. La vie est aussi ce que recherche Marianne malgré sa «fâcheuse habitude de tuer les gens qui l'embêtent»66. «Ce que je veux, moi, c'est vivre. Mais ça il le comprendra jamais. Vivre.» dit-elle après avoir précisé qu'elle en avait «marre de tout»: la vie utopique, le retour à la nature ne lui conviennent pas; elle préfère à cette vie de romans, une autre vie de roman, plus cruelle, plus vraisemblable, celle «des romans policiers, des revolvers, des boites de nuits»

Dès lors, c'est l'échec pour Ferdinand. Et comme le bateau ivre voulait quitter l'océan pour retourner dans une «flache» européenne, Pierrot, s'assied sur les rails d'une ligne de chemin de fer, il veut retrouver une voie qui lui serait imposée, perdre sa liberté. Alors les titres de «chapitres» expriment cet échec: «Chapitre suivant - Désespoir - Chapitre suivant - Liberté - Amertume». Cet échec est l'expression de la déception, la liberté a un goût amer, le goût amer d'un espoir déçu. Ferdinand tue d'abord une partie de lui, Marianne qui meurt les bras en croix, une tache rouge sur sa poitrine - pas un impact de balle et de sang, chez Godard le sang n'est pas crédible. «Le sang je ne veux pas le voir» récitait Pierrot, et Godard déclarait «Pas du sang, du rouge» à propos de Week-end où le «sang» est énormément présent, l'hémoglobine y coule à flot, écarlate. Ce rouge, à la place du sang, rappelle «Le Dormeur du Val» et ses «deux trous rouges au côté droit». La litote de Rimbaud devient artifice volontaire du cinéaste, figure de style. Il compose avec la mort une fresque colorée, comme le poème de Rimbaud («haillons d'argent», «frais cresson bleu», «lit vert», «glaïeuls»). L'horreur y est «tranquille», et donc plus révulsive. Ainsi, si la mort devient artifice, l'art n'appelle plus la vie mais la mort. Ferdinand retouche son texte et transforme «L ART» en «LAmoRT» avant de faire de sa mort un spectacle du paroxysme: les couleurs éclatent sur l'écran; Pierrot, le visage peint en bleu, portant des chapelets d'explosifs jaunes et rouges, crie à tue-tête son désespoir. Mais, alors que cette mort dont il veut faire un spectacle, son chef-d'oeuvre final, est inexorable, l'ironie de la vie le rattrape. Toutefois ce retour inespéré de son goût à la vie («Après tout, je suis idiot») sera inefficace: l'explosion aura lieu car, comme il l'eût écrit, «nous sommes tous des morts en permission»67.

Alors deux voix se font entendre, deux chuchotements, ceux de Ferdinand et Marianne, enfin réellement libres, la vraie vie semble enfin atteinte, dans la mort, dans l'au-delà, l'Ailleurs tant recherché.

«M: - Elle est retrouvée.

F: - Quoi?

M: - L'Eternité

F: - C'est la mer allée

M: - Avec le soleil.»

Le poème de Rimbaud est enfin réalisé, et l'image en est la preuve, sur l'écran, la mer et l'éblouissement du soleil se mêlent progressivement dans le silence retrouvé. Godard respecte l'idée de dialogue entre les vers du poème de Rimbaud, celui de Mai 1872 et non la reprise remaniée présentée dans Une saison en enfer68:

«Elle est retrouvée!

- Quoi? - l'Eternité.

C'est la mer mêlée

Au soleil.»

Pourquoi ce choix de la version originelle? Godard, le novateur qui n'a pas peur des faux raccords, des entraves volontaires à la «versification cinématographique», n'aurait pas du s'effrayer de l'a-musicalité de la version (5/5/5/3). Nous pensons plutôt que Godard, après le chaos, recherche le lyrisme apaisant, une Eternité plus parfaite, correspondant mieux à ses élans mystiques. La version originelle est plus «poétique» car outre le rythme régulier appartenant à cette «vieillerie» qu'est l'esthétique de l'harmonie, il y a surtout l'image sensuelle, absente dans le remaniement, qui convient si bien au couple Ferdinand/Marianne. Mais encore nous pensons que Godard innove en insérant, en «collant», la poésie dans le cinéma; or, en insérant la seconde version, massacre volontaire d'un Rimbaud en rupture avec la «vieillerie poétique», la «poésie» aurait peut-être été moins présente et donc ce dialogue, paradoxalement, moins novateur. La vieillerie poétique devient nouveauté cinématographique.

Godard crée donc certains films autour d'un auteur. Mais cela n'est, en aucun cas, de l'adaptation ou du plagiat. Il filme comme écrit l'écrivain, comme il croît que l'écrivain aurait filmé, tout en gardant sa personnalité, son style. Il s'inspire des écrivains en effectuant une «refonte» de leurs oeuvres, il imite les anciens, leurs thèmes, leurs styles. Et, est sa modernité de cinéaste. En rendant hommage aux grands littérateurs, il inscrit son art, alors à part, dans la continuité de l'aventure artistique. Le cinéaste devient un artiste qui ne se situe pas seulement dans l'histoire du cinéma, mais aussi dans l'histoire universelle de l'Art.


 






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