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b) La poésie

«Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne. J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.» (Rimbaud, «Délires II», Une saison en enfer.)

Cette confession de Rimbaud n'est pas citée dans Pierrot le fou, mais en régit toute l'esthétique. Et là où Rimbaud inclut dans ses goûts, à la fois, l'art «noble» et l'art populaire, Ferdinand (et au-delà, Godard) semble également apprécier les deux en même temps. Les célébrités de la peinture (Picasso, Modigliani, Klee...) et de la poésie moderne58 (Prévert, Lorca, Pavese, Aragon...) côtoient les «peintures idiotes» (le tigre Esso...), les enseignes et enluminures (les nombreux néons: LAS VEGAS, RIVIERA), les romans et revues d'aventures policières, des pages de revues érotiques épinglées au mur de l'appartement où a lieu la torture, les pieds nickelés, les airs populaires («Au clair de la lune», «Compère qu'as-tu vu?», «Tout va très bien Madame la marquise» et les chansons de Delerue et Bassiak). Le premier plan sur Ferdinand présente déjà un «dessus de porte» signifiant, puisqu'il indique «LE MEILLEUR DES MONDES». Et, comme Rimbaud avec la poésie, Godard accepte, intègre les sous-genres du cinéma, mêlant le film noir, la comédie musicale, le film d'aventures, le «slapstick» des Laurel et Hardy à la tragédie du héros qui se suicide après avoir tué celle qu'il aime.

Et comme Rimbaud toujours, Godard connaît les règles qui régissent son art, les constructions parfaites des films d'Hitchcock ou de Mankiewicz, les règles régissant les raccords et alors chaque déviation est une figure signifiante, chaque travelling «une affaire de morale». Mais ces règles qui ont fondé un cinéma adulé par la nouvelle critique des Cahiers du cinéma59 sont aussi celles utilisées par les cinéastes de «La qualité française» tant haïe par la nouvelle-vague, et c'est de cette «vieillerie» cinématographique dont veut se libérer Godard en utilisant autrement le cinéma comme le firent jadis Einsenstein ou Welles tout en sachant saluer la beauté de la simplicité chez Nicholas Ray ou Howard Hawks.

Et si Pierrot le fou est un film sur la liberté, c'est que Godard (et son personnage) suit le même itinéraire libérateur que Rimbaud dans «Le bateau ivre» puis dans Une saison en enfer. Car avant d'être un film libre, un film sur la liberté, Pierrot le fou est le film d'une libération. Comme l'a remarqué M.C.Roppars-Wuilleumier60, les invités de la partie chez les Expresso ressemblent en bien des points aux haleurs du «Bateau ivre», fixés dans des images colorées (rouges, vertes, bleues puis blanches) comme «cloués nus aux poteaux de couleurs»; certes leur fixité, les colorations de l'image, la nudité d'une des invités permettent cette interprétation, mais voyons au-delà en quoi ils sont comparables aux «haleurs». Chacun de ces invités n'a pour discours que la récitation parfaitement exacte de slogans publicitaires (Printil, Oldsmobile rockett 88, Elnett satin...) comme l'épouse de Ferdinand récitait les qualités de la gaine Scandal. Pierrot souhaite se libérer de cette pensée modelée, imposée par une société qu'il rejette (Godard adhère à la vague contestataire des années pré-70 comme Rimbaud à la commune de 71, c'est-à-dire qu'il y prend part, mais de loin.). Fuir ne suffira pas à le libérer totalement de cet endoctrinement publicitaire dont il est lui-même victime (à moins que ce jeu de dé-contextualisation soit volontaire61):

«Ferdinand: - Mettez un tigre dans mon moteur.62

Le pompiste: - On n'a pas de tigre ici.

Ferdinand: - Alors faîtes le plein, et en silence!»

Lorsqu'il quitte les premiers haleurs, c'est avec fracas, en provoquant un «tohu-bohu», en jetant le gâteau sur les invités sur fond de cinquième symphonie de Beethoven (notons le renouvellement dramatique du gag cliché des vieux slapstick). Et, une fois dans la voiture, les grondements du tonnerre et la pluie semblent «béni[r] [s]es éveils maritimes» comme la tempête le fît de ceux du bateau ivre de Rimbaud.

C'est alors une renaissance qui s'amorce pour Ferdinand qui remarque: «Dans envie, il y a vie. J'avais envie. J'étais en vie.». Et c'est Marianne, muse de sa résurrection qui dit à Pierrot dans son lit: «Debout les morts!».

Mais les haleurs n'ont pas tous été cloués, et le couple s'en sépare petit à petit; le cadavre sur le lit63, puis Frank. Celui-ci assommé, le dernier haleur semble éliminé, mais ils n'ont pas encore atteint la liberté, ils sont encore guidés par le fleuve. La 404 suit toujours le cours de la Seine mais le projet de fuir est accepté: «De toute façon c'était le moment de quitter ce monde dégueulasse et pourri.». Alors la libération se rapproche avec la mer et l'on entre alors dans une nouvelle époque, la découverte de la liberté: «Chapitre huit: Une saison en enfer». Mais Ferdinand pense encore à sa femme (allusions, flash-back...), dernier blocage avant la liberté, il sent alors encore la mort autour de lui. Puis, enfin, la vie triomphe, et il devient libre:

«Y a dix minutes je voyais la mort partout, maintenant c'est le contraire. Regarde: la mer, les vagues, le ciel...Ah! La vie est peut-être triste mais elle est toujours belle parce que je me sens libre. On peut faire ce qu'on veut (il zigzague sur la route). A droite, à gauche, à gauche, à droite.»

Et alors Marianne, catalyseur de la libération64, provoque l'acte libérateur:

«Marianne: - Lui, ben c'est un vrai p'tit con. Il roule sur une ligne droite (Elle montre la route devant eux): il est forcé de la suivre jusqu'au bout

Ferdinand: - Quoi ? Regarde !»

Et Ferdinand sort de la route, traverse la plage et la Ford pénètre dans la mer en projetant de grandes gerbes d'eau (nouveau «tohu-bohu triomphant»). La liberté enfin conquise, un nouveau chapitre s'ouvre: «Chapitre huit, une saison en enfer». Ces instants de libération sont placés sous l'influence de Rimbaud. Dès la mer atteinte, les citations se succèdent:

«Marianne: - Une saison en enfer.

Ferdinand: - L'amour est à réinventer.

Marianne: - La vraie vie est ailleurs.»

Ces deux phrases sont extraites d'Une saison en enfer. Quelle interprétation pouvons nous, dans un premier temps, donner à ce «Chapitre huit: Une saison en enfer» déjà prononcé quelques minutes auparavant? Cette saison est-elle celle qui débute après la libération, celle que l'on vient de quitter ou bien encore une sorte de sous-titre donné à l'oeuvre? En effet, à partir de cette libération ils vont vivre un épisode agréable pour Ferdinand, leur vie sur «l'île mystérieuse» du capitaine Grant, où ils traversent des ersatz de jungles, vivent de chasse et de pêche (Pierrot l'écrit sur son journal mais on les voit aussi avec des poissons au bout de leurs harpons!), ils sont également accompagnés d'un petit renard, d'un perroquet rappelant, à un niveau plus concret, les paysages rencontrés par le bateau ivre ainsi que les topoï de la littérature «insulaire», de la vie sauvage des auteurs et des oeuvres cités: Jules Verne, Vendredi ou la vie sauvage, Paul et Virginie voire même Le petit prince (Pierrot-homme de la lune, le renard...).