[8/10]
Pierrot le fou et Arthur Rimbaud
Lors de sa sortie Pierrot le fou fut interdit au moins de dix-huit ans pour «anarchisme intellectuel et moral». Qu'est-ce donc que cet anarchisme intellectuel sinon, en premier lieu, son refus du cinéma traditionnel, conformiste, d'une «vieillerie» cinématographique comme Rimbaud parlait d'une «vieillerie poétique» dans «alchimie du verbe»? Godard inventeur d'une forme nouvelle dont une des composantes est ce «collage» de citations littéraires décrit par Aragon. Ainsi un personnage inattendu apparaît, Rimbaud, omniprésent dans le film, comme nul auteur encore ne l'avait été chez Godard. Il est à la fois présent d'une manière presque physique par des allusions à sa vie, et présent par sa poésie, citée ou détournée par le cinéaste. Nous traiterons d'abord de la présence de Rimbaud-l'homme puis de sa poésie, malgré tout le côté arbitraire de ce découpage vie/poésie pour un auteur dont la vie est étroitement liée à son oeuvre.
a) L'homme
Rimbaud a une présence quasi-physique dans le film. Il n'est jamais nommé mais il apparaît par un insert d'un portrait en noir et blanc où il est entouré des voyelles, chacune de la couleur que le poète leur a attribuée dans «Voyelles» mais le «A noir» et le «E blanc» sont absents ou coupés par le cadrage; restent alors les trois autres voyelles «O bleu», «U vert», «I rouge», trois voyelles qui disent O.U.I. au poète, affirmant alors que le cinéaste adhère à l'univers, au projet rimbaldien ; à moins que ce soit le poète qui approuve les personnages. Rimbaud est alors désigné comme le sauveur attendu : en effet, le plan précédant directement l'insert du portrait de Rimbaud montre Ferdinand devant une affiche rouge avec, en lettres blanches, S.O.S., soit, littéralement, «Save Our Soul» car c'est d'abord une aide spirituelle que recherche Ferdinand. Rimbaud est le modèle de Ferdinand, l'homme en voyage vers la liberté, vers la dure liberté.
Mais Rimbaud apparaît aussi de façon allusive dans le personnage du prétendu frère de Marianne, Fred, d'abord simplement évoqué, puis présent; Fred, avant d'être le frère-amant de Marianne, est trafiquant d'armes en Afrique, c'est donc le spectre du poète qui plane, le «Rimbaud» que pourrait devenir Ferdinand48.
De plus, les personnages principaux se comportent quelquefois comme Rimbaud; lors du vol d'essence à la station service on assiste à ce dialogue entre le pompiste et Marianne:«Marianne: - Non m'sieu on n'a pas d'argent.
Le pompiste: - Eh bien, il faut travailler pour gagner de l'argent. Vous ne voulez pas travailler.
Marianne: - Non, m'sieu on ne veut pas travailler.»Rappelons-nous alors Rimbaud :
«J'ai horreur de tous les métiers»49
«Jamais je ne travaillerai...»50
«Travailler, maintenant, jamais, jamais; je suis en grève»51.Ainsi les héros décident de vivre, comme Rimbaud, une vie de bohème, délivrés d'un carcan social auquel ils refusent de se plier, de se résigner; ils vivent d'amour, d'eau fraîche et de littérature, Ferdinand achetant ses livres à Paris au «Meilleur des mondes» ou les faisant acheter par Marianne, une fois parvenus dans le Sud. Mais, lorsqu'elle n'a pu trouver tous les livres, cela provoque la colère de Ferdinand comme jadis Rimbaud regrettait dans une lettre à Izambard52 qu'il n'y ait plus de nouveautés littéraires qui arrivent à Charleville. La littérature est nécessaire à Ferdinand, il semble s'en nourrir (le peu d'argent qu'il leur reste sert à acheter des livres et non de la nourriture); Pierrot-Ferdinand écrira même sur son cahier: «Lire. Faire de la pensée un objet»
Leur vie de bohème peut aussi rappeler les fugues du jeune Arthur, notamment les nombreuses allusions du poète aux cafés: par exemple «Au cabaret vert, cinq heures du soir». Les deux fugitifs fréquentent eux aussi de nombreux cafés et l'on peut entendre Pierrot dire en voix-off «J'ai vu le café où Van Gogh, un soir terrible, a décidé de se couper l'oreille53. J'ai vu...». Et cette répétition laissée inachevé du passé composé du verbe voir nous rappelle ceux de Rimbaud, notamment dans Le bateau ivre:«(...) Et j'ai vu quelque fois ce que l'homme a cru voir (...) J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques (...) J'ai vu fermenter les marais énormes (...) J'ai vu des archipels sidéraux (...)»54.Même les «cinq heures du soir» sont récurrentes dans le film: Le cahier de Ferdinand indique «Samedi 5 p.m.» et, dans le cinéma vide il répète quatre fois: «Ah! quelles terribles cinq heures du soir! Le sang je ne veux pas le voir.», les vers de Federico Garcia Lorca55 qui sont eux mêmes répétés de nombreuses fois à l'intérieur du poème.
Un même besoin d'écrire les unit; Ferdinand rédige son journal sur un cahier d'écolier comme Rimbaud recopiait certains de ses poèmes sur un cahier (le «cahier de Douai»). Par cet acte d'écrire Pierrot se fait poète, créateur d'une oeuvre mêlant récit de voyage, poésie et réflexions.
Mais, surtout, Godard donne au couple Pierrot-Marianne ce que Rimbaud réclamait à Dieu: une vie d'aventure. «Oh! La vie d'aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me récompenser, j'ai tant souffert, me la donneras-tu?»56 écrit-il, malgré ses fugues (peut-être la trouva-t-il enfin, cette vie, dans ses trafics africains.). Ainsi dans Pierrot le fou «film sur l'aventure, plus que film sur les aventuriers»57, Ferdinand et Marianne vivent des aventures dignes des héros de la revue L'épatant que Pierrot garde à la main lors de sa fugue: Les pieds nickelés. Marianne et lui sauront le remarquer: «Total, c'était un film d'aventure.».
Enfin, deux grands combats rimbaldiens sont présents chez J.L.G., à savoir le socialisme et l'anticléricalisme; mais les occurrences en sont rares dans Pierrot le fou. Nous remarquerons toutefois l'attitude du couple face à la guerre du Vietnam lors de la pièce improvisée et les allusions au napalm lors de la torture de Ferdinand mais, dans ce film du moins, il est plus question de critique des U.S.A. que d'une prise de position communarde. On assiste aussi à une pointe anticléricale de la part du futur réalisateur mystique de Je vous salue Marie et de Hélas pour moi lorsque sur le mur derrière la grille de l'entrée du quai on peut lire un graffito: «VIVE LE PAPE» où «LE PAPE» est barré, remplacé par «DIEU».
Mais s'il est vrai que les «aventures» des personnages sont souvent empruntées à celles de Rimbaud, ces allusions pourraient sembler légères si elles n'étaient soutenues par de solides emprunts, citations et allusions à l'oeuvre et à l'esthétique du poète.