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La notion de réseau citationnel prend, avec ce roman, toute sa dimension. En effet, dans La mise à mort, le chapitre «Seconde lettre à Fougère» (dont sont extraites les citations) débute lui-même sur une citation de La tempête de Shakespeare :

« ...We are such stuff
As dreams are made of, and our little life
Is rounded with a sleep...»

qu'Aragon, d'abord, traduit:

«Nous sommes de l'étoffe même dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée d'un sommeil...»

Puis, à plusieurs reprises, il répète, re-cite cette phrase en la remodelant, notamment en:

«Et les rêves sont faits de nous comme nous sommes faits de rêves»

En citant Aragon, Godard cite Shakespeare. Puis Aragon évoque les personnages de La tempête dont un certain... Ferdinand. Tout se rejoint. Alors, les allusions à La tempête sont à rechercher, et ainsi, une réplique répétée plusieurs fois par le Ferdinand de Godard, apparemment anodine -«à la Queneau»-, prend-elle, par le biais d'Aragon, une dimension supérieure :

«Allons-y, Alonso!»

Cela peut apparaître comme un simple calembour comparable à maints jeux de mots populaires, et fondé sur une paronomase. Mais, s'il y a effectivement une part de jeu, c'est un jeu bien plus complexe: Alonso étant le père du Ferdinand de Shakespeare. Godard exploite la mise en abyme de la citation citée. Mais cela va plus loin encore, lorsque l'oeuvre de Shakespeare, ainsi introduite, éclaire le rôle de certains épisodes dont l'utilité restait floue. Car, si le film ne comporte ni citations littérales, ni évocations du nom de la pièce ou du dramaturge, La tempête dans son ensemble devient l'objet d'une allusion pure. Et certaines répliques du Ferdinand de Shakespeare semblent résonner dans le film. Ainsi les vers 391 et suivants:

«D'où vient cette musique? Des airs? De la terre? Elle a cessé. Assurément, elle accompagne quelque Dieu de l'île. Comme j'étais assis, pleurant toujours le naufrage du roi mon père, cette musique a glissé vers moi sur les eaux, ses doux sons apaisant tout ensemble leur rage et ma douleur. Après cela je l'ai suivie ou plutôt c'est elle qui m'a comme attiré. Mais elle s'est tue... Ah, la voici qui reprend»

Ce passage de la pièce apparaît dans Pierrot le fou sous une forme modifiée, par le collage d'un texte inattendu et forcément un peu provocant, puisqu'il s'agit d'un sketch de Raymond Devos:

«Devos (assis au bord du quai): Ah, cet air-là, vous ne pouvez pas savoir ce que ça évoque pour moi. Cet air, vous entendez, là.

Ferdinand: Non, j'entends rien

Devos: Cet air-là, moi, c'est toute ma vie, toute ma vie. Ca me chrrrr... Quand je l'entends, ça me chrrrr... (...) Vous entendez ?

Ferdinand: Non !»

Ce parallèle farfelu se précise lorsque, quelque vers seulement après, Ferdinand demande à aller sur l'île d'où provient la musique, comme «notre» Ferdinand, qui en quittant

Devos, part sur cette ultime île où il chantera encore la musique de cet autre fou. Une fois de plus, les citations appellent les citations. Mais, bien sûr, Ferdinand Griffon n'est pas seulement un écho du personnage de Shakespeare. Il est aussi ce Ferdinand plus clairement évoqué, Louis Ferdinand Céline, ou du moins le Ferdinand que celui-ci présente dans ses romans. Roman, faisant eux-mêmes l'objet d'allusions simples comme Le voyage au bout de la nuit:

«M: En tout cas tu m'a dit qu'on irait jusqu'au bout.

F: Au bout de la nuit, oui.»

ou bien, de citations, comme Le pont de Londres ou Guignol's band II. Le roman et Céline lui-même sont «actualisés» par Marianne :

«M: ...j'ai trouvé ça d'occasion. L'écrivain a le même nom que toi.

F: Ah! Ferdinand!»

Remarquons que Marianne considère ici «Ferdinand» comme le nom du héros. Comme La mise à mort, Le pont de Londres venait d'être publié pour la première fois, en 1964, trois ans après la mort de Céline. Godard pioche dans l'actualité littéraire, une actualité dérangeante comme le remarque Aragon lui-même :

«On lui reprochera au passage de citer Céline. Ici Guignol's band: s'il me fallait parler de Céline on n'en finirait plus. (...) [A propos des querelles sur la vie et l'oeuvre de Céline] Ce sont les malentendus des pères et des fils. Vous ne les dénouerez pas par des commandements: «Mon jeune Godard, il vous est interdit de citer Céline!». Alors, il le cite, cette idée.»42

Ferdinand garde donc du personnage de Céline cette insouciance, cette vie «anarchique» qui agace les censeurs, cet univers de violence qui l'entoure, ce milieu de criminels, comme un film noir, un film de «Stuart Heisler revu par Raymond Queneau»!

A ce titre nous pourrions aussi rapprocher notre personnage du Ferdinand d'Intrigue et amour, la tragédie de Schiller, bien que, le prénom excepté, rien ne semble confirmer cette allusion. Pourtant ce Ferdinand là n'apparaît-il pas comme «la voix la plus éloquente qu'on ait prêtée, dans le Sturm und Drang, à la révolte des fils contre les pères.»43. Toutefois, à la différence de celui de Godard, ce Ferdinand-là se bat pour l'honnêteté.

Mais revenons à Céline et relisons le passage dont des extraits sont lus, au milieu du film, par Ferdinand :

«Je veux brûler avant le froid au plein brasier du miracle... je me jette en plein dedans, je m'ébroue, les flammes m'environnent, m'emportent, m'élèvent entre elles tout tendrement, tout tourbillon! Je suis de feu!... Je suis tout lumière!... Je suis miracle!... J'entends plus rien!... Je m'élève!... Je passe dans les airs!... Ah! c'en est trop!... Je suis oiseau!... Je virevole!... Oiseau de feu!... Je ne sais plus!... c'est difficile de résister!... J'en hurle de plaisir...»44

Ce passage, d'abord cité directement, est en quelque sorte mis en scène, à l'extrême fin du film. Le Ferdinand de Céline, brûlant d'amour pour Virginie, devient ici Ferdinand hurlant de douleur et de plaisir, oiseau de feu agitant ses ailes de Nitramite avant de se consumer.

On peut se demander qui est qui ? Qui meurt, le Pierrot bleu ou l'oiseau de la violence? Ferdinand allume la mèche et Pierrot tente de l'éteindre, à moins que ce ne soit l'inverse. Cette dualité de Pierrot avait déjà été évoquée par Eluard dans un de ses Premiers poèmes:

«Non, je ne conçois pas Pierrot
Vicieux, infame et troublé.
Si Pierrot n'est pas angelot,
Ce n'est pas Pierrot, c'est son double,

Un double qu'on a mal copié
Et qu'un poète, épris de vice,
L'esprit peu sûr, a calomnié
Sans que nul crie au maléfice

On en a fait un scélérat
Un fieffé voleur, un ivrogne.
Il faut, pour admettre cela
N'avoir vu jamais une trogne...»45

Mais, ce ne sont pas, comme chez Eluard, un angelot et un scélérat, ou comme chez Aragon, un être de la société et un être libéré, mais deux hommes de la libération: l'un par le rêve, l'esprit, toujours un peu dans la lune et encore quelque peu dupé par ce monde autour de lui comme un sommeil («We are such stuff...»); l'autre, Ferdinand, se libérant par l'action, la violence, l'oubli des règles et des lois, le «jusqu'au-boutisme» qui va au bout de la nuit, à la mort, sa mort et la mise à mort de Pierrot, comme William Wilson croyant tuer son double et se tuant lui même, c'est-à-dire mourant en voulant détruire sa dualité, en tuant cet alter ego, cet autre qui est JE, et ne comprenant que trop tard qu'il EST justement dans cet ET, «JE ET un autre», «Pierrot EST Ferdinand» - et, bien qu'il le refuse sans cesse, «Ferdinand EST Pierrot».

Mais, au-delà du personnage, c'est également d'art dont il est question. Si Velasquez peignait des personnages, nains ou rois, c'était pour peindre la vie, les échanges secrets entre eux : Godard parle aussi de la vie, du cinéma sur la vie. Le lien se fait par Céline et, plus précisément, à travers un passage non cité de Guignol's band II dans lequel Virginie parle du cinéma comme Rostand de Pierrot, et Prévert du monde selon Picasso:

««Vous êtes comme le cinéma!» voilà ce qu'elle a découvert! «Vous êtes triste! et puis vous êtes gai...!» voilà l'effet de ma pantomime... C'était pas flatteur... elle était sûre maintenant, J'étais comme le cinéma! Comme le cinéma ou rien !»46

Godard lui-même confirme que cet être double, réel et surréel, est l'incarnation du cinéma:

«...William Wilson qui s'imagina avoir vu son double dans la rue, le poursuivit, le tua, s'aperçut que c'était lui-même et que lui, qui restait vivant, n'était plus que son double. Comme on dit, Wilson se faisait du cinéma. Prise au pied de la lettre, cette expression nous donne ici une assez bonne idée, ou définition par la bande, des problèmes du cinéma, où l'imaginaire et le réel sont nettement séparés et pourtant ne font qu'un, comme cette surface de Moebius qui possède à la fois un et deux côtés, comme cette technique de cinéma-vérité qui est aussi une technique du mensonge»47

Ainsi ce thème de l'homme double, qui est en fait un des enjeux majeurs du film, et qui n'est pas présent dans la diégèse du film (il n'y est, du moins, pas reçu comme tel), apparaît-il seulement à travers cet enchevêtrement de citations et d'allusions (associés à quelques actes du personnage) qui se répondent et s'entraînent les unes les autres en formant un réseau citationnel porteur et producteur de sens.

L'utilisation de ces réseaux citationnels autour d'une thématique deviendra de plus en plus importante par la suite dans le cinéma de Godard. L'intérêt de cette «textualité» seconde, offerte par cette organisation en réseaux, justifie pleinement l'utilisation des citations dans le cinéma de Godard. Toutefois, entrecoupant quelquefois ces réseaux, une autre «textualité» seconde s'organise autour d'esthétiques d'auteurs littéraires.