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Enfin, le trait caractéristique qui distinguait physiquement Pierrot de ses comparses dans ces pantomimes muets -trait qu'il gardera dans toutes ses «incarnations» ultérieures- est son visage enfariné. L'acteur se maquille le visage en blanc : alors, les spectateurs reconnaissent en lui Pierrot. Dans le film, pour devenir Pierrot, le personnage aussi se peint le visage, mais le blanc fait place au bleu, couleur du «jusqu'au boutisme», du désespoir extrême, couleur de cette mer alliée, «allée», avec le ciel, tout aussi bleu, la couleur de Ferdinand sur le visage de Pierrot, la «folie» de Pierrot, la schizophrénie du masque. A moins que ce bleu ne relève également d'une revendication esthétique. Certains évoquent, justement, les noms de Klein, de Picasso, de Staël, comme Jacques Aumont évoquant «Godard peintre»:

«Si Ferdinand se peint le visage en bleu au moment de se donner la mort, c'est peut-être que, plus tôt, évoquant le suicide de Nicolas de Staël (dans la scène du petit café), il était assis devant un petit pan de mur bleu, et que, plus tôt encore (lors de la réception Expresso) c'est sur un filtre bleu qu'il est fait état de la Tristesse d'Olympio (et encore : la conjonction du bleu et du suicide n'évoque-t elle pas Yves Klein, disparu en 1962, peu avant le film).»32

Mais ce serait, étrangement, plutôt le nom d'Auguste Renoir qui s'imposerait, le peintre étant présent par ses oeuvres citées, «collées» dirait Aragon, mais aussi par le patronyme de Marianne. Or une des phrases les plus célèbres prêtées au peintre est celle de l'invention de l'impressionnisme:

«Un matin l'un de nous manquant de noir, se servit du bleu : L'impressionnisme était né»33

Pierrot le fou, premier film impressionniste ? Le dernier plan, la mer et le ciel mêlés dans les reflets du soleil, semblerait révéler l'influence de Monet et d'autres impressionnistes (ou de leurs précurseurs comme Turner) chez qui, aussi, «le soleil a rendez-vous avec la mer» dans cet horizon qui est une alliance plus qu'une rupture ; Godard filme la mer lorsque les violents reflets du soleil scintillent en formant de grands traits, touches floues mais précises, comme dans certaines de ces toiles impressionnistes où le ciel et la mer ne font qu'un, qu'une, l'Eternité..

Mais quelques autres Pierrot peuvent être évoqués. Le vrai Pierrot le fou, bien entendu, mais, semble-t-il, Godard n'en retient que ce surnom et un petit penchant criminel ! «Mon prochain film est un film d'aventure qui a pour titre Pierrot le fou. C'est le nom du personnage : il n'a aucun rapport avec celui auquel vous pensez»34. Pierrot serait donc bien «le nom du personnage»! Autre Pierrot, celui de Pierrot mon ami de Raymond Queneau, car, si aucune citation n'en est extraite et qu'aucun lien ne puisse être fait avec la diégèse du roman, le personnage est tout aussi naïf. De plus, Godard titre «Pierrot, mon ami» un article écrit sur le film et paru aux Cahiers. Et, à sa sortie, une publicité pour le film, certainement écrite par Godard lui-même, proposait :

«Pierrot le fou c'est :

-Stuart Heisler revu par Raymond Queneau.

-Le dernier film romantique.

-Le Technicolor héritier de Renoir et Sisley.

-...»35

Déchiré par Pierrot, Ferdinand a conscience de sa duplicité : «Y a pas d'unité. Je devrais avoir l'impression d'être unique, j'ai l'impression d'être plusieurs». Il commence alors à percevoir quelqu'un d'autre en lui, un abruti dans la glace, Pascal qui perçoit le poujadiste en lui dans ce miroir -objet dédoublant par excellence- :

«M : Vous avez l'air tout sombre.

F : Y a des jours comme ça, on rencontre que des abrutis. Alors on commence à se regarder dans une glace et à douter de soi...»

Ce miroir, c'est aussi lui, reflet et apparence d'un autre être :

«-Nous traversâmes la France comme des apparences

-Comme un miroir»

En se considérant «comme un miroir», il accepte sa duplicité, mais ignore s'il est la réalité ou le reflet, ne comprenant pas qu'être le miroir, c'est être l'alliance des deux, le «et», le «entre». Godard promène alors son personnage, comme un miroir, le long des chemins de France tel Stendhal, pour montrer, à travers lui, la déliquescence de la société de son temps. Il souligne lui-même cette filiation, entre cinéma-vérité, impressionnisme et réalisme dans un hommage à Henri Langlois:

«Louis Lumière, via les impressionnistes, était bien le descendant de Flaubert, et aussi de Stendhal dont il promena le miroir le long des chemins»36

Autre occurrence du double, Godard «colle», par l'intermédiaire de Pierrot, l'histoire de William Wilson, un résumé des aventures du héros de la nouvelle d'Edgar Allan Poe :

«Il avait croisé son double dans la rue. Il l'a cherché partout pour le tuer. Une fois que ça a été fait, il s'est aperçu que c'était lui-même qu'il avait tué, et que ce qui restait, c'était son double.»

Ferdinand serait à la recherche de son double pour le tuer, pour se tuer avec lui. L'allusion à la nouvelle de Poe s'inscrit donc dans ce contexte des «hommes doubles». Mais ce thème est surtout mis en lumière par la longue citation, très modifiée, de La mise à mort d'Aragon, citation non présentée comme telle et récitée d'une voix monocorde et hachée par Belmondo:

«Peut-être - que je rêve - debout. - Elle me fait penser - à la musique. - Son visage. - On est - arrivés - à l'époque - des hommes doubles - On n'a plus besoin de miroir - pour parler - tout seul. - Quand Marianne dit - «Il fait beau» - Rien d'autre. - A quoi elle pense ? - D'elle je n'ai que cette apparence - disant : - «Il fait beau» - Rien d'autre - A quoi bon - expliquer - ça? - Nous sommes - faits - de rêves - et - les rêves - sont faits - de nous. - Il fait beau - mon amour - dans les rêves - les mots - et la mort. - Il fait beau - mon amour. - Il fait beau - dans la vie.»37

Si ces extraits d'Aragon sont cités, c'est, entre autres, pour cette vision de l'homme double dont il est question tout au long du roman. Car, en-dehors des extraits cités par le cinéaste, Aragon évoque mainte fois l'homme double. Notamment en citant lui-même une de ses oeuvre antérieure de 1936(?) :

«Nous sommes comme les autres des êtres doubles. Nous vivons à une époque historique qui se caractérisera peut-être un jour par là: le temps des hommes doubles. J'ai fait toujours deux parts de ma vie...»38

Aragon fait aussi des allusions au roman de Stevenson, L'étrange cas du Dr. Jekyll & de Mr. Hyde39, le grand «homme double» de la littérature. Aragon explique un peu qui est l'homme double:

«Les hommes doubles... L'un qui a une fonction dans la société, l'autre qui n'a rien à voir avec celui-ci, parfois qui le déteste, qui est contradictoire avec lui... l'homme quoi!»40

Serait-ce ce que nous observons dans le film? Aragon cite encore en épigraphe au chapitre «Le carnaval» le «JE est un autre» de Rimbaud: l'allusion paraît si évidente dans le film que la phrase n'a pas besoin d'être citée pour être présente, tant Rimbaud et les êtres doubles hantent ce film. Enfin, même si Aragon va plus loin dans la multiplicité des êtres (des «hommes triples» apparaissent dans le chapitre «Le miroir brot»), un passage du roman prouve sans équivoque l'influence que celui-ci put avoir sur la construction même du film:

«Je t'ai déjà dit de ne plus m'appeler Alfred puisqu'Ingerborg trouve ce nom ridicule. (...) Je t'ai demander de m'appeler Jacques. Je te l'ai dit cent fois, ou si tu préfère Iago, pourquoi tu fais cette bouille ? Iago, Jacques, comme Santiago.»

Le parallèle est évident, avec cet échange constant, répété onze fois, entre Marianne et Ferdinand où, à l'inverse, le personnage refuse son «pseudonyme», lui préférant son nom «civil»:

«-...Pierrot !

- Je m'appelle Ferdinand»

Car, si Marianne s'adresse à Pierrot («avec des sentiments»), c'est Ferdinand qui lui répond («avec des mots») et qui s'affirme alors en tant que Ferdinand 41.