[5/10]

Le réseau citationnel des «hommes doubles» dans Pierrot le fou

Antoine Duhamel, lorsqu'il écrivit la musique de Pierrot le fou, composa deux «thèmes» pour le personnage interprété par Belmondo: celui de Pierrot et celui de Ferdinand. Car c'est bien un être double, un être complexe que nous voyons agir. Ainsi, Marianne ne se trompe pas en le décrivant dans le petit poème qu'elle a écrit sur lui, et qui est en fait de Prévert:

«Tendre et cruel
Réel et surréel
Terrifiant et marrant
Nocturne et diurne
Solite et insolite
Beau comme tout.»25

Belmondo est donc Pierrot et Ferdinand. Tout le personnage est contenu dans ce «et», il est ce «et» que Godard tente de dépeindre, comme Velasquez, selon Elie Faure, est le peintre du «entre»:

«Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux, qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n'interrompt la marche.»26

A propos d'un film ultérieur, Six fois deux, Gilles Deleuze éclaire quelque peu cette esthétique chez le cinéaste:

«Ce qui compte chez lui, ce n'est pas 2 ou 3, ou n'importe combien, c'est ET, la conjonction ET. L'usage du ET chez Godard, c'est l'essentiel. C'est l'important parce que notre pensée est plutôt modelée sur le verbe être, EST. [...] Le ET, ce n'est ni l'un ni l'autre, c'est toujours entre les deux, c'est la frontière [...] Le but de Godard : «voir les frontières», c'est-à-dire faire voir l'imperceptible»27

Le personnage est donc un être complexe qui contient en lui, comme chaque homme, des antagonismes, ou plutôt il est un homme, dans sa totalité, sa globalité, ce «monde triste et gai» de Prévert. Et cet être qui, comme le remarque Freddy Buache parle «tantôt comme un poujadiste méprisable et tantôt comme Blaise Pascal»28, est à la fois Ferdinand et Pierrot; mais qui est/sont il(s)?

Examinons d'abord Pierrot. Pierrot est, tout d'abord, le surnom que donne Marianne à Ferdinand et la seule justification qu'elle avance peut paraître bien faible à une première vision:

 

«Marianne: - Non, Pierrot.

Ferdinand: - ... Pas te redire de m'appeler Ferdinand.

Marianne: - Oui, mais on ne peut pas dire: (elle chante sur l'air de «Au clair de la lune») «Mon-a-mi-Ferdinand»...»

La remarque semble d'abord simplement plaisante mais, en fait, elle est fondatrice pour le personnage: Le Pierrot du film est bien proche du Pierrot lunaire, celui de la commedia dell'Arte. Cet univers est omniprésent dans le film, et le thème musical de la chanson populaire réapparaîtra par la suite. Mais surtout, Pierrot est entouré de ses comparses de la commedia dell'Arte. En effet, au mur, des cartes postales représentant des Arlequins ou le Pierrot au masque (être double!) de Picasso contribuent à intégrer le personnage à ce monde de pantomime.

Eliette Vasseur décrit ce Pierrot lunaire comme «un amoureux ingénu et transi dont les filles se gaussent et que les hommes exploitent»29. Tel est aussi notre Pierrot, manipulé par Marianne et Fred, aveuglé par l'amour.

De plus, deux utilisations du personnage de Pierrot peuvent être rapprochées de Pierrot le fou. Dans Pierrot Romulus ou le ravisseur poli, parodie de 1722 par A.R. Lesage et d'Orneval du Romulus de Lamotte, Pierrot enlève la sabine Hersilie comme Pierrot enlève Marianne -Marianne qui est baby-sitter comme Colombine est soubrette30. Mais il faudrait surtout rapprocher notre Pierrot de celui d'Edmond Rostand: dans Les deux Pierrot ou le souper blanc de 1891 il met en scène deux Pierrot: l'un, Pierrot I, toujours gai, l'autre, Pierrot II, toujours triste; mais les deux aiment Colombine. Encore un être double, triste et gai. Mais ce Pierrot lunaire, celui qui ne veut prêter sa plume pour pouvoir écrire un mot ou deux sur son cahier, cette face cachée de Ferdinand prend quelquefois la parole, et, si l'on oublie pour quelques instants qu'il s'appelle Ferdinand, tout s'éclaircit:

«M: On la voit bien, la lune, hein?

F: Je vois rien de spécial.

M: Si, moi je vois un type. C'est peut-être Léonov, ou cet américain, là, White?

F: Oui, je le vois aussi, mais c'est ni un popov, ni un neveu de l'Oncle Sam. Je vais te dire qui c'est.

M: Qui c'est?

F: C'est le seul habitant de la lune. Tu sais ce qu'il est en train de faire? Il est en train de se barrer à toute vitesse.

M: Pourquoi?

F: Regarde...

M: Pourquoi?

(Contrechamp sur la lune)

F: Parce qu'il en a marre. Quand il a vu débarquer Léonov, il est heureux. Tu parles ! Enfin quelqu'un à qui parler, depuis des éternités qu'il était le seul habitant de la lune. Mais Léonov a essayé de lui faire entrer de force les oeuvres complètes de Lénine dans la tête. Alors dès que White a débarqué à son tour, il s'est réfugié chez l'Américain. Mais il n'avait même pas eu le temps de dire bonjour, que l'autre lui fourrait une bouteille de Coca-Cola dans la gueule, en le forçant à dire merci d'avance. Alors il en a marre. Il laisse les Américains et les Russes se tirer dessus, et il s'en va.

M: Où il va?

F: Ici. Parce qu'il trouve que tu es belle. Il t'admire. Je trouve que tes jambes et ta poitrine sont émouvantes»

Ce passage subreptice et inattendu de la troisième à la première personne complète l'identité «lunaire» de Pierrot, exilé sur terre, dans la vie réelle. La troisième personne étant, selon Benveniste31, une «non-personne» et le je, une personne, on assiste à un transfert de statut pour Pierrot, d'abord «personnage» narré (le locuteur est encore Ferdinand), «non-personne» encore refoulée, il devient instance narratrice, «personne» acceptée, incarnée.

Pierrot est proche aussi du Petit prince, quittant sa planète, partant à la découverte des mondes, se liant d'amitié avec un renard... Mais cet extrait est assez singulier dans le film, c'est un des rares instants où Ferdinand laisse parler Pierrot, ne l'occulte pas au moyen d'un de ses cinglants «Je m'appelle Ferdinand».