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Les réseaux citationnels

«J'ai fait plutôt des films, comme deux ou trois musiciens de jazz : on se donne un thème, on joue et puis ça s'organise.»24

Plutôt que d'obéir aux contraintes narratives d'un scénario, les films de Godard s'organisent, à la manière d'improvisations, autour de «thèmes»: les notes de ces «thèmes» consistent volontiers en citations et allusions littéraires.

Le cinéaste ne s'étant que rarement prêté à l'auto-justification, le film à lui seul doit pouvoir éclairer les citations dont, pour une bonne part, il se compose. Bien souvent alors, ce sont les citations elles-mêmes qui se justifient entre elles, créant par leur organisation des réseaux thématiques, quelquefois indépendamment de la diégèse filmique. Nous donnerons à ces organisations le nom de «réseaux citationnels»; car ce sont bien des réseaux d'interaction que forment ces accumulations de citations et allusions littéraires. En effet, elles sont rarement isolées, totalement signifiantes en elles-mêmes, mais fonctionnent, pour la plupart, en corrélation avec une ou plusieurs autres citations auxquelles elles se rattachent par des liens subtils d'inter-motivations: les citations se répondant, s'opposant, s'incluant...

Ces interactions peuvent être d'ordre thématique, esthétique... Ainsi les citations de Bataille et de Ducasse dans Week-end se répondent-elles, au-delà du texte cité, par le rapprochement opéré entre ces deux écrivains de la violence, du chaos, d'une certaine fascination pour le monstrueux, l'horrible...

Mais ce choix de citations semble quelquefois déterminé autrement que de façon thèmatique, par des liens qui seraient aussi esthétiques: notamment, dans Le mépris, entre Hölderlin et l'Odyssée, fréquemment évoquée dans l'oeuvre du poète allemand; ou bien, dans À bout de souffle, entre William Faulkner et les films noirs interprétés par Humphrey Bogart, Faulkner ayant écrit entre autres les scénarios du Grand sommeil et du Port de l'angoisse pour Howard Hawks.

Cette organisation «en toile d'araignée» des citations qui s'auto-motivent les unes les autres, et créent peu à peu un réseau, est assez repérable dans Pierrot le fou, où plusieurs réseaux sont présents (la mort, la liberté, la vie...). Nous nous proposons d'étudier un réseau original, celui des «hommes doubles», pour illustrer cette organisation particulière des citations et allusions chez le cinéaste; organisation présente dès À bout de souffle ou Le petit soldat et qui se perfectionne ensuite, jusqu'à devenir la trame même, le liant des films de sa production actuelle. Godard, en effet a décidé de ne plus «raconter d'histoire»: ainsi, Nouvelle Vague «est tourné autour» de l'éternel retour, Hélas pour moi autour de la résurrection, démontrant par là même que le film se fait au-delà de la diégèse, par les thèmes et les questions qu'il dévoile et suscite.

L'intérêt capital de ces réseaux citationnels est de «greffer» au film un développement thématique indépendamment du déroulement narratif. L'enjeu du film, sa raison d'être, n'est pas dans la progression narrative, mais dans une progression seconde, à la fois filmique et textuelle (la citation étant, à l'origine, du texte). Et, cette progression n'est assurée que par la présence des réseaux citationnels qui la mettent en oeuvre. Et, la réception de la richesse de sens qu'elle offre, ne peut avoir lieu que par la saisie (l'identification et l'interprétation) de ces réseaux.