[3/10]

Plus intéressante est l'utilisation d'ellipses par rapport au roman; ellipses qui éludent, dans le film, des épisodes, des explications nécessaires à la pleine compréhension de l'intrigue. En les supprimant, Godard ôte au film une partie de la continuité, de l'intelligence, la compréhension, du récit filmique. Ainsi, comment expliquer ce cadavre sur le canapé de Marianne, cette mallette pleine d'argent, cet homme assommé, les gangsters. Marianne a beau promettre à Ferdinand: «Je t'expliquerais tout», cette «histoire compliquée» reste mystérieuse pour le spectateur. L'intention de Godard n'étant pas de nous raconter une histoire, il saborde la trame originelle en ellipsant les épisodes clés. Alors, pour une pleine intelligence du film, il nous faut chercher ces clés chez White.

Lors du réveil de Ferdinand dans l'appartement de Marianne, une scène du roman est manquante. Dans le roman, Allie explique ce qu'il s'est passé lorsque Ferdinand/Conrad dormait, épuisé par les excès de la veille: «On a eu des visiteurs» dit elle. Le premier de ces visiteurs est Marta, la femme de Conrad, venue l'avertir que «ce n'était pas la peine de rentrer à la maison». Le second visiteur, entré avec sa clé, gisait sur le canapé, «le manche d'un couteau de boucher apparaissait sous la cage thoracique, en plein milieu de son corps»15. Contrairement à Ferdinand, Conrad est effondré en percevant le cadavre. Allie s'explique:

«Il s'appelle Patty Donovan, du moins c'est le nom qu'il se donnait. Tu ne vas pas te scandaliser... mais j'étais sa petite amie. C'est lui qui payait mon loyer. (...) Nous avions rompu. Enfin, je lui avais dit que j'en avais assez de lui, que je ne voulais plus le revoir. J'avais oublié qu'il avait toujours la clé... (...) Il est entré, (...), il a crié mon nom. Je n'ai pas répondu. Il est allé dans la chambre. (...) Il a allumé et alors il t'a vu. Il est resté immobile quelques minutes à te regarder. Et puis il a mis la main à sa poche et il a sorti son couteau à cran d'arrêt. Il s'est approché du lit. Je savais ce qu'il allait faire. (...) C'est pour ça que j'ai agi. Le couteau de cuisine était sur la table. Il fallait que je fasse vite. Il s'est retourné quand il m'a entendue entrer dans la chambre. Il a été très rapide, mais pas assez. (...) Il a essayé de me suivre, quand je me suis carapatée après l'avoir poignardé. Il est allé jusqu'au canapé et il s'est écroulé. Toi et moi, on est bons pour la chaise électrique si la police arrive et qu'elle nous trouve ici avec lui»16

Puis Allison décrit le personnage de Donovan (qui garde son nom dans le film):

«Patty était «percepteur». (...) Encaisseur, si tu préfères. Dans le genre bookmaker. Son boulot consistait à faire la tournée de tous les petits bistrots, de toutes les salles de billard et autres lieux du même acabit pour ramasser l'argent à la fin de la journée. Son rayon d'action s'étendait à la plus grande partie du Connecticut et une partie du comté de Westchester. Disons qu'il travaillait pour un racket.»17

Conrad refuse de fuir, faute d'argent. Mais Allie lui montre la serviette que Donovan devait remettre à son patron, elle contient plus de seize mille dollars. Voilà l'explication du cadavre, de l'argent, de la fuite et des gangsters. En ellipsant cela, Godard supprime l'aspect matériel, concret de la fuite et lui confère ainsi une dimension plus spirituelle, plus poétique; Ferdinand semble fuir ce monde de «petits-bourgeois», selon la définition d'Ionesco du «petit-bourgeois» c'est-à-dire «un homme de slogans, ne pensant plus par lui-même mais répétant des idées toutes faites, et par cela mortes, que d'autres lui ont imposées»18.

Reste à expliquer qui est cet homme qu'assomme Marianne. Ned Medows, Frank dans le film, est l'ami de Conrad qui lui recommande Allie comme baby-sitter. Il possède aussi une clé... Il est venu chercher la voiture de Conrad pour Marta. Il aperçoit l'argent et le corps, pense appeler la police, alors, Allie l'assomme avec un fer à repasser (moins ménagère, Marianne utilise une bouteille).

Sans ces explications, on ne peut bien «comprendre» le film, seulement le «prendre» comme le souhaite Godard. Alors on s'aperçoit de toute la futilité de la diégèse; une fois saisie, comprise, nous n'en savons pas plus. L'intérêt du film est ailleurs. Godard supprime les épisodes essentiels, mais il filme des instants anodins, fidèle à son esthétique du «entre» comme l'explique Jacques Aumont:

«Le film traite de l'entre-deux dans la mesure où, récit «anti-lacunaire», il privilégie ce qui devrait être les «trous», les temps «faibles» d'un récit normal.»19

Autre aspect intéressant de l'adaptation du roman, l'utilisation de citations de l'oeuvre mère, de l'hypotexte. Elles sont peu nombreuses. Nous trouvons une adaptation assez fidèle de ce dialogue:

«- Et où est-ce que tu habites à présent, Allie?

- Avec toi, corniaud.»20

Et chez Godard:

«- Et où 'ce que t'habites maintenant?

- Avec toi, imbécile.»

Dans cette même séquence des «retrouvailles», nous retrouvons une autre réplique assez proche, mais dont l'énonciation est inversée. Conrad dira à Allie: «Tu n'as pas l'air tellement surprise, Allie.»21; alors que c'est Marianne qui dira à Pierrot: «T'as pas l'air tellement stupéfait de me voir.».

Mais l'utilisation de la citation est bien plus intéressante dans la séance de torture de Ferdinand, le texte y est pratiquement exact:

«Je vais vous faciliter les choses, mon pote. Je vais te dire ce que je sais pour que tu comprennes que je suis régule. Après, je te poserai une question et je veux une réponse franche et sans détour. Pour commencer, je sais qui tu es, tu t'appelles Conrad Madden. Tu étais avec Allie O'Conner la nuit où elle a poignardé mon gars Donovan; et elle s'est tirée avec seize mille dollars qui m'appartenaient. Depuis vous êtes à la colle. Remarque, personnellement, je n'ai rien contre toi, même si je peux pas dire que ta tête me revienne. Mais tu ne m'intéresses pas tellement. Je suis à peu près sûr que c'est Allie qui a fait son affaire à Donovan, tout comme elle a accommodé Freddie. Alors je ne t'en tiens pas responsable. (...) Alors, comme je te le disais, tu ne m'intéresses pas particulièrement. La fille, si. Il me la faut. Alors, tu vas me dire exactement où je peux la trouver. C'est ta dernière chance. Ou tu me le dis maintenant, ou on te corrige à mort.»22

Chez Godard:

«Je vais vous faciliter les choses, mon vieux. Je vais vous dire tout ce que je sais. Après, je vous poserai une question et je veux une réponse franche et sans détour. Je sais qui vous êtes, vous vous appelez Ferdinand. Vous étiez avec Marianne quand elle a poignardé notre ami Donovan; et vous vous êtes tirés avec cinquante mille dollars qui m'appartiennent. Personnellement, je n'ai rien contre vous. Je suis à peu près sûr que c'est Marianne qui vous a entraîné dans cette histoire, et ça, ça vous regarde. Comme je vous le disais, vous ne m'intéressez pas particulièrement. Elle, si. Il me la faut. Vous allez me dire exactement où je peux la trouver, elle et l'argent. C'est votre dernière chance. Ou vous me le dites maintenant, ou on vous corrige à mort.»

Cette fois Godard ne cite pas un texte «littéraire», une phrase, une réflexion choisie pour son sens, mais il cite un texte neutre, en changeant seulement les noms (sauf Donovan) et la somme volée. Nous pourions parler ici de plagiat, aucune marque de citation n'est présente, aucun guillemet filmique. Un texte «ordinaire» est totalement repris. Mais est-ce vraiment du plagiat puisqu'il s'agit d'une adaptation? Pourquoi Godard cite cela? Cet épisode étant peut-être une simple péripétie, il n'a pas trouvé utile d'écrire des dialogues plus «riches», mais alors, pourquoi demander une telle exactitude aux acteurs? Par habitude? Par respect par rapport à l'hypotexte? C'est un des rares exemples (du moins repéré) d'utilisation de ce type de citation. De tels emprunts nous font douter encore plus de la «paternité» de certains dialogues de films de Godard. Même les passages les moins «littéraires» peuvent être des citations. Godard pourrait n'avoir rien écrit, avoir tout emprunté à la littérature ou à des conversations entendues23. Il semble donc que le texte n'ait pas besoin d'être forcément porteur d'un sens très riche pour être cité, son aptitude à être cité, le rôle qu'il prend, une fois cité, suffit. Mais, là plus que jamais, qui penserait que «cépadugodar», que «cétépadugodar»? Cette citation est désormais perçue comme une création du cinéaste et l'oeuvre de Lionel White est devenue un film de J.L.G..